La révolution arabe contre les idéologies dominantes

Publié le par Etrange Normalite

 

Le supposé « silence des intellectuels » ne surprend plus personne. Les révolutions dans le monde arabe, notamment en Tunisie et en Égypte, ont ébranlé les différentes grilles d’analyse dominantes dans l’approche de la politique internationale. A l’image des discours économiques répandus sur la crise financière en 2008, les experts de pacotille qui pullulent dans les grands médias ont dû réviser leurs jugements.

Avec les attentats du 11 septembre 2001, la grille d’analyse dominante devient clairement réactionnaire. Le terrorisme, l’islamisme, la perte d’autorité sur le plan politique et moral deviennent les prétextes pour dérouler le rouleau compresseur du néo-conservatisme. L’occupation militaire de l’Afghanistan, décidée en France par le pouvoir socialiste, doit permettre d’écraser la menace islamo-terroriste.  L’Occident dominateur avance au pas de charge face à l’Islam comme incarnation de l’axe du Mal. Même les altermondialistes les plus mollassons sont suspectés d’antisémitisme pour oser dénoncer la colonisation israélienne et la brutalité de la politique impérialistes des États occidentaux. Le mot « Occident », brandi timidement par les nazillons des années 1970, devient le ralliement de toute l’intelligentsia progressiste. Le tiers-mondisme poussiéreux est dénoncé comme le « long sanglot de l’homme blanc » par le philosophe Pascal Bruckner. Les néo-castristes du Monde Diplomatique sont (heureusement) bien seul à s’amouracher toujours des dictatures exotiques. Mais la moindre solidarité avec les peuples opprimés est désormais suspectée de passion totalitaire par les intellectuels passés du stalinisme chic de la période gauchiste à la chasse aux sorcières entamée par les « nouveaux philosophes ».

Ce climat semble progressivement évoluer. Certes, la traque de l’islam perdure et les démocraties occidentales s’attachent à préserver l’ordre mondial. Cependant, après la crise économique, les crises politiques dans le monde arabe révèlent des évolutions dans les discours médiatiques.

Le choc des civilisations na pas eu lieu

 

La théorie du « choc des civilisations », popularisée après le 11 septembre 2001, semble désormais dénuée de la moindre crédibilité. Samuel Huntington développe sa vision du monde dans un ouvrage publié en 1997. Il distingue plusieurs sphères culturelles et politiques qui correspondent à différentes régions du monde. Pour lui, la mondialisation ne débouche pas uniquement vers une homogénéisation des pratiques culturelles mais surtout vers un repli identitaire. Les théoriciens néoconservateurs font de cette ébauche théorique une véritable stratégie politique et militaire. Lassés de griffonner leurs délires dans d’obscures revues trotskystes, ils deviennent les nouveaux idéologues du pouvoir américain. Le choc des civilisations se réduit à l’affrontement de l’Occident avec l’Islam qui remplace le partenaire communiste dans le théâtre de la domination mondiale. Cette idéologie permet de forger un ennemi pour justifier la suprématie militaire des États-Unis.

En France, le néo-conservatisme demeure cantonné à des cercles restreints. Cependant, le cinéaste gauchiste Romain Goupil, le député sinistre Pierre Lellouche et divers députés UMP, souvent passés par le groupuscule néo-nazi Occident, deviennent les nouveaux croisés pour une occupation militaire de l’Irak en 2003. Une revue comme Le Meilleur des Mondes regroupe romanciers, historiens, philosophes et autres intellectuels en mal de reconnaissance médiatique pour diffuser le néo-conservatisme à la française. Au-delà du clivage gauche-droite, le courant néo-conservateur prend la défense de Charlie Hebdo au moment de son procès pour avoir publier des caricatures racistes qui représentent un musulman avec une bombe masquée par un turban. Le message est clair: derrière chaque arabe se masque un terroriste potentiel. Avec l’accession de Sarkozy au pouvoir, les néoconservateurs jubilent. Leur champion, amené par un Bernard Kouchner au sommet de la sénilité, évoque même la possibilité d’une guerre contre l’Iran.

Les révolutions arabes ébranlent le schéma du choc des civilisations qui repose sur le préjugé de l’archaïsme social et politique des peuples orientaux. Mieux, si les dictatures des pays musulmans sont renversées, ce n’est pas le fait des armées occidentales embourbées en Irak et en Afghanistan, mais de la volonté des peuples et de leur soif de liberté.

Aujourd’hui, les néoconservateurs se replient dans un mutisme de circonstance. Certains se rabattent sur Internet et Facebook, cette invention et ce miroir du capitalisme occidental qui serait la cause unique de la révolution. Ils soulignent également le fait que l’Égypte et la Tunisie sont les pays arabes les plus laïcs et « occidentalisés » (comprendre civilisés et éduqués). Ils ont surtout, comme à leur habitude, emboîté le pas du gouvernement d’Israël. La révolution égyptienne serait guidée par des frères musulmans assoiffés de sang (du mouton qu’on égorge dans les baignoire) et de charia. L’existence d’Israël est donc mise en péril par la rue qui déstabilise l’allié Moubarak.

Mais les « néo-cons », qui n’ont jamais aussi bien porté leur diminutif, se contentent surtout de déverser des analyses plus classiques qui relèvent de la real politic. Les Étatsoccidentaux, qui demeurent les gendarmes du monde, doivent rester vigilants face aux dérives de l’islamisme et d’un processus révolutionnaire.

 

Dirigeants de tous les pays, unissez-vous

 

Incontestablement, le discours de la real politic demeure toujours prédominant. La Françafrique ne prend pas une ride, avec ses barbouzes gaullistes et ses conflits d’intérêts. Les pratiques les plus ignobles sont toujours justifiées au nom de l’intérêt supérieur de l’État. Pour le gouvernement français, les crises politiques et sociales ne posent qu’un seul problème: celui du maintien de l’ordre.

Depuis l’accession au pouvoir du général de Gaulle, une continuité dans la politique extérieure de la France s’observe. Même Mitterrand et la gauche au pouvoir sont contraints de chausser les bottes du général. Cette politique se caractérise notamment par une proximité, voire une collusion, avec les gouvernements des pays arabes et africains. De nombreux travaux, comme ceux de François-Xavier Verschave, décryptent le système de la Françafrique qui permet de maintenir la domination coloniale sous une autre forme. Cette complaisance avec les dictateurs africains permet de garantir un contrôle sur les ressources économiques de ses pays. Les oligarchies locales sont soutenues et les entreprise françaises peuvent tranquillement piller l’Afrique.

L’arrivée de Sarkozy au pouvoir annonçait une « rupture » avec la Françafrique. Mais, si l’élu de Neuilly, n’entretien pas de lien privilégié avec les dictateurs africains, il demeure particulièrement proche des capitalistes français qui profitent de ses régimes. Ainsi, l’insipide Jean-Marie Bockel devait remettre en cause la Françafrique. Au bout de quelques semaines, un coup de fil suffit à le changer de ministère. Mieux, la dernière baronne du gaullisme (avec Alain Juppé), Michèle Alliot Marie, rejoint le Ministère des Affaires étrangères. Les dictateurs peuvent désormais dormir sur leurs deux oreilles.

 

 

La révolte tunisienne présente un intérêt particulier pour la France. Cette ancienne colonie constitue un allié voire même un modèle de développement économique et politique pour l’ensemble du monde arabe. Les liens entre les élites 

 

 

 

françaises et tunisiennes sont désormais bien connus. Mais, au-delà de l’indignation facile contre un gouvernement au sommet de son déclin, la diplomatie française s’inscrit dans une stratégie cohérente avec une logique propre. Pour l’État français, la stabilité politique garanti la préservation de ses intérêts économiques et diplomatiques. Surtout, le régime de Ben Ali est un État avant d’être une dictature. Or, dans le conflit qui oppose la rue à l’État, les dirigeants politiques choisissent rapidement leur camp. La révolte tunisienne apparaît comme un conflit social classique, qui peut secouer n’importe quel régime démocratique. Il s’agit alors d’endiguer la contestation. La répression policière ne doit pas faire couler le sang, au risque de susciter l’indignation de la communauté internationale. Ainsi, le gouvernement français propose son savoir faire dans le maintien de l’ordre pour endiguer la révolte en masquant l’efficacité de la répression. Cette stratégie, loin d’être débile et incohérente, applique à la lettre les préceptes de Machiavel et de Sun Tzu. Mais le gouvernement français a sans doute commis l’erreur de sous-estimer la détermination d’un peuple opprimé.

 

 

 

Mais, le soutien aux dictateurs perdure. Au nom de la stabilité et de l’équilibre. L’agitation du péril islamiste permet de justifier la préservation des régimes les plus brutaux. Ainsi, les défenseurs des Droits de l’Homme et autres pourfendeurs de l’Islamisme viennent au chevet des dictateurs.

 

Les libéraux contre la passion révolutionnaire

 

 

 

 

Les détracteurs de la passion révolutionnaire sont notamment incarnés les dernières groupies de Raymond Aron. Ce conservateur bon teint et anti-communiste virulent met en garde contre les dérives du processus révolutionnaire. Les analyses vieillottes de cet éditorialiste du Figaro sont de plus en plus réactivées dans les milieux intellectuels. La crainte du processus révolutionnaire peut aussi s’appuyer sur les deux précédentes grilles d’analyses. Raymond Aron, exégète de Clauswitz, s’attache à la stabilité de l’ordre mondial. Mais ses disciples invoquent le péril islamiste, qui remplace le communisme, comme menace qui pèse sur l’équilibre du monde. 

 

 

 

 

Cette grille d’analyse se pare des habits moelleux de lamodération la plus ennuyeuse pour devenir la dernière ligne de front face aux révoltes sociales. Les « Nouveaux philosophes » ont imposé l’antitotalitarisme moral et les Droits de l’Homme pour torpiller toute aspiration à une véritable émancipation sociale. BHL, Bruckner, Glucksmann et autres demi-penseurs mondains déversent leur vacuité intellectuelle depuis la fin des années 1970. Ils ne cessent de pourfendre le totalitarisme réel ou imaginaire. Mais la défense inconditionnelle des Droits de l’Homme se confond avec celle de tous les États impérialistes. Pendant la guerre civile algérienne, les moralistes de salons sommaient à quiconque de choisir entre les généraux et les islamistes du FIS. Évidemment, ce manichéisme doit permettre aux défenseurs des Droits de l’Homme d’accourir dans les bras d’une dictature militaire pour dénoncer la menace islamiste. Certes, BHL ne soutien pas l’actuel régime militaire algérien. Mais sa préoccupation pour la dérive islamiste et la « sécurité » d’Israël l’empêche de déverser, en faveur des révolutions arabes, son inimitable enthousiasme .

 

 

 

 

 

Car le problème est bien celui de la révolution. Cette grille d’analyse convoque également François Furet. Ce grand bourgeois issu du Parti Communiste s’est spécialisé dans la dénonciation de tout processus révolutionnaire. Pour cet historien de la Révolution française, toute forme de lutte trace la route vers la Terreur et les goulags. François Furet développe une conception idéologique de la révolution. Pour lui, l’idée de révolution, de table rase, de rupture avec l’ordre social, conduit inéluctablement vers les charniers totalitaires. La médiocrité d’une telle pensée n’est pas à démontrer mais cette grille d’analyse correspond parfaitement aux tenants de l’ordre établi. Ses idées peuvent être réactivées au moindre frémissement de barbus enturbannés mais semblent largement démenties par les faits. Les révoltes dans les pays arabes démontrent largement que les soulèvements populaires ne sont pas portés par des idéologies destructrices mais par un désir de libération. Aucun goulag n’a été construit. Au contraire, les prisonniers des régimes dictatoriaux ont été libérés. La révolution s’apparente davantage à un puissant souffle de liberté qui ouvre de nombreuses possibilités.

 

Malgré une distance critique incarnée par les indécrottables réactionnaires, comme Alain Finkielkraut ou Alexandre Adler, la plupart des intellectuels soutiennent les révolutions arabes. Certes, une certaine vigilance face au spectre de l’islamisme et l’alignement sur l’extrême droite israélienne atténue leur enthousiasme. Cependant, les éditorialistes semblent globalement se réjouir du souffle révolutionnaire. Instinctivement, si les pires vecteurs de l’idéologie dominante glorifient un soulèvement populaire, il est légitime de douter de la nature révolutionnaire d’un tel mouvement. Au-delà du retournement de veste et de l’opportunisme des médiacrates il semble important d’analyser les révolutions arabes à travers le prisme du discours dominant.

Désormais, les politiciens opportunistes et les apologistes de l’ordre existant s’enthousiasment pour des « révolutions ».

Cependant, ses révoltes sociales semblent, pour l’instant, inoffensives pour le capitalisme. Les révolutions arabes répandent un souffle de liberté qui balaye les différentes oligarchies au pouvoir depuis plusieurs décennies. Ses changements de régime s’accompagnent d’une libération de la parole et des actes particulièrement appréciable pour des peuples qui subissent la dictature et une oppression étatique particulièrement féroce. Cette révolte impulse un soulèvement contre les institutions.

 

 

Cependant, les révoltes arabes demeurent des révolutions politiques qui impliquent surtout un changement de régime. Les systèmes politiques autocratiques sont renversés. Mais les défenseurs des droits de l’Homme, les opposants de la dernière heure, les islamistes et les conservateurs communient dans une seule perspective: la démocratie représentative. Il s’agit, pour les dirigeants passés et à venir, d’imposer une démocratie « à l’occidentale » avec des « élections libres » au cours desquelles le peuple pourra sagement désigner son nouvel oppresseur. Les nouveaux régimes arabes qui se dessinent n’effraient donc pas les dirigeants occidentaux qui pourront préserver leurs intérêts économiques. La démocratie représentative n’entrave en rien le développement du capitalisme. Une nouvelle classe dirigeante peut émerger dans le monde arabe. Les avocats et les professions libérales biberonnées par facebook peuvent succéder aux militaires et aux bureaucraties claniques.

 

Une révolution est le renversement de l’ordre social, pas seulement du gouvernement, pour éliminer la domination d’une classe sur les autres classes. La révolution politique, avec le changement de régime, se distingue de la révolution sociale qui débouche vers un changement des rapports sociaux. La révolution sociale comprend la révolution politique mais ne s’y limite pas. Une dimension de classe existe dans le déclenchement des révolutions arabes, qui émerge dans les zones rurales de Sidi Bouzid. Des grèves perdurent dans le monde arabe, pas uniquement pour profiter de la vacance du pouvoir afin d’arracher des augmentations de salaires. L’aspiration à une autre société semble profonde au sein d’une partie de la société. Certes, l’auto-organisation se limite à la sécurité et au balayage des places. Toutefois, l’aspiration à débattre et à inventer une autre société peut se renforcer. Dans ce cas, les idéologues de l’ordre mondial seront probablement les premiers à fustiger l’instabilité géopolitique et les dérives de la passion révolutionnaire.

Sylvain



 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Analyses

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